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JOURNAL

M. le curé de Torcy ne l’aime guère. Il ne l’appelle que « le petit comte », « votre petit comte ». Cela m’agace. Pourquoi « petit comte » ? lui ai-je dit. « Parce que c’est un bibelot, un gentil bibelot, et de l’époque. Vu sur un buffet de paysan, il fait de l’effet. Chez l’antiquaire, ou à l’hôtel des ventes, un jour de grand tralala, vous ne le reconnaîtriez même plus. » Et comme j’avouais espérer encore l’intéresser à mon patronage de jeunes gens, il a haussé les épaules. « Une jolie tirelire de Saxe, votre petit comte, mais incassable. »

Je ne le crois pas, en effet, très généreux. S’il ne donne jamais, comme tant d’autres, l’impression d’être tenu par l’argent, il y tient, c’est sûr.

J’ai voulu aussi lui dire un mot de Mlle Chantal dont la tristesse m’inquiète. Je l’ai trouvé très réticent, puis d’une gaieté soudaine, qui m’a paru forcée. Le nom de Mme Louise a semblé l’agacer prodigieusement, il a rougi, puis son visage est devenu dur. Je me suis tu.

« Vous avez la vocation de l’amitié, observait un jour mon vieux maître le chanoine Durieux. Prenez garde qu’elle ne tourne à la passion. De toutes, c’est la seule dont on ne soit jamais guéri. »

♦♦♦ Nous conservons, soit. Mais nous conservons pour sauver, voilà ce que le monde ne veut pas comprendre, car il ne demande qu’à durer. Or, il ne peut plus se contenter de durer.