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JOURNAL

M. le comte n’approuve pas beaucoup mes projets. Il me met surtout en garde contre le mauvais esprit de la population qui, gavée depuis la guerre, dit-il, a besoin de cuire dans son jus. « Ne la cherchez pas trop vite, ne vous livrez pas tout de suite. Laissez-lui faire le premier pas. »

Il est le neveu du marquis de la Roche-Macé dont la propriété se trouve à deux lieues seulement de mon village natal. Il y passait une partie de ses vacances, jadis, et il se souvient très bien de ma pauvre maman, alors femme de charge au château et qui lui beurrait d’énormes tartines en cachette du défunt marquis, très avare. Je lui avais d’ailleurs posé assez étourdiment la question mais il m’a répondu aussitôt très gentiment, sans l’ombre d’une gêne. Chère maman ! Même si jeune encore, et si pauvre, elle savait inspirer l’estime, la sympathie. M. le comte ne dit pas : « Madame votre mère, » ce qui, je crois, risquerait de paraître un peu affecté, mais il prononce : « Votre mère » en appuyant sur le « votre » avec une gravité, un respect qui m’ont mis les larmes aux yeux.

Si ces lignes pouvaient tomber un jour sous des regards indifférents, on me trouverait assurément bien naïf. Et sans doute, le suis-je — en effet — car il n’y a sûrement rien de bas dans l’espèce d’admiration que m’inspire cet homme pourtant si simple d’aspect, parfois même si enjoué qu’il a l’air d’un éternel écolier vivant d’éternelles vacances. Je ne le tiens pas pour plus intelligent qu’un