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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

aime mieux prendre le premier qui tombe sous la main, forcer un peu, et si le pêne joue, on n’en demande pas plus. J’admire les révolutionnaires qui se donnent tant de mal pour faire sauter des murailles à la dynamite, alors que le trousseau de clefs des gens bien pensants leur eût fourni de quoi entrer tranquillement par la porte sans réveiller personne.

Reçu ce matin une nouvelle lettre de mon ancien camarade, plus bizarre encore que la première. Elle se termine ainsi :

« Ma santé n’est pas bonne, et c’est mon seul réel sujet d’inquiétude, car il m’en coûterait de mourir, alors qu’après bien des orages je touche au port. Inveni portum. Néanmoins, je n’en veux pas à la maladie : elle m’a donné des loisirs dont j’avais besoin, que je n’eusse jamais connus sans elle. Je viens de passer dix-huit mois dans un sanatorium. Ça m’a permis de piocher sérieusement le problème de la vie. Avec un peu de réflexion, je crois que tu arriverais aux mêmes conclusions que moi. Aurea mediocritas. Ces deux mots t’apporteront la preuve que mes prétentions restent modestes, que je ne suis pas un révolté. Je garde au contraire un excellent souvenir de nos maîtres. Tout le mal vient non des doctrines, mais de l’éducation qu’ils avaient reçue, qu’ils nous ont transmise faute de connaître une autre manière de penser, de sentir. Cette éducation a fait de nous des individualistes,