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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

fait de les voir si vite à l’aise dès qu’on aborde ces sortes de questions. Presque tous sont pauvres, et s’y résignent courageusement. Les choses d’argent n’en semblent pas moins exercer sur eux une espèce de fascination. Leurs visages prennent tout de suite un air de gravité, d’assurance, qui me décourage, m’impose le silence, presque le respect.

Je crains bien de n’être jamais pratique, l’expérience ne me formera pas. Pour un observateur superficiel, je ne me distingue guère des confrères, je suis un paysan comme eux. Mais je descends d’une lignée de très pauvres gens, tâcherons, manœuvres, filles de ferme, le sens de la propriété nous manque, nous l’avons sûrement perdu au cours des siècles. Sur ce point mon père ressemblait à mon grand-père qui ressemblait lui-même à son père mort de faim pendant le terrible hiver de 1854. Une pièce de vingt sous leur brûlait la poche et ils couraient retrouver un camarade pour faire ribote. Mes condisciples du petit séminaire ne s’y trompaient pas : maman avait beau mettre son meilleur jupon, sa plus belle coiffe, elle avait cet air humble, furtif, ce pauvre sourire des misérables qui élèvent les enfants des autres. S’il ne me manquait encore que le sens de la propriété ! Mais je crains de ne pas plus savoir commander que je ne saurais posséder. Ça, c’est plus grave.

N’importe ! Il arrive que des élèves médiocres, mal doués, accèdent au premier rang. Ils n’y brillent jamais, c’est entendu. Je n’ai