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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

griot, vient d’entrer au château en qualité de garde-chasse. Il a même prêté serment, hier, à Saint-Vaast. Et moi qui avais cru bien manœuvrer en lui achetant un petit fût de vin ! J’ai dépensé ainsi les deux cents francs de ma tante Philomène, sans aucun profit puisque M. Pégriot ne voyage plus désormais pour sa maison de Bordeaux à laquelle il a tout de même passé la commande. Je suppose que son successeur tirera tout le profit de ma petite libéralité. Quelle bêtise !

♦♦♦ Oui, quelle bêtise ! J’espérais que ce journal m’aiderait à fixer ma pensée qui se dérobe toujours aux rares moments où je puis réfléchir un peu. Dans mon idée, il devait être une conversation entre le bon Dieu et moi, un prolongement de la prière, une façon de tourner les difficultés de l’oraison, qui me paraissent encore trop souvent insurmontables, en raison peut-être de mes douloureuses crampes d’estomac. Et voilà qu’il me découvre la place énorme, démesurée, que tiennent dans ma pauvre vie ces mille petits soucis quotidiens dont il m’arrivait parfois de me croire délivré. J’entends bien que Notre-Seigneur prend sa part de nos peines, même futiles, et qu’il ne méprise rien. Mais pourquoi fixer sur le papier ce que je devais au contraire m’efforcer d’oublier à mesure ? Le pire est que je trouve à ces confidences une si grande douceur qu’elle devrait suffire à me mettre en garde. Tandis que je griffonne sous la lampe ces pages que per-