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JOURNAL

dez-vous ça ? » — « Par amitié, lui dis-je. Parce qu’il y a des moments où moi-même… » Son regard ne quittait pas le mien. — « Vous n’avez pas bonne mine non plus, monsieur, faut être juste !… Hé bien, donc, lorsque je ne suis plus capable de rien, que je ne tiens plus sur mes jambes, avec mon mauvais point de côté, je vais me cacher dans un coin, toute seule et — vous allez rire — au lieu de me raconter des choses gaies, des choses qui remontent, je pense à tous ces gens que je ne connais pas, qui me ressemblent — et il y en a, la terre est grande ! — les mendiants qui battent la semelle sous la pluie, les gosses perdus, les malades, les fous des asiles qui gueulent à la lune, et tant ! et tant ! Je me glisse parmi eux, je tâche de me faire petite, et pas seulement les vivants, vous savez ? les morts aussi, qui ont souffert, et ceux à venir, qui souffriront comme nous… — « Pourquoi ça ? Pourquoi souffrir ? » qu’ils disent tous… Il me semble que je le dis avec eux, je crois entendre, ça me fait comme un grand murmure qui me berce. Dans ces moments-là, je ne changerais pas ma place pour celle d’un millionnaire, je me sens heureuse. Que voulez-vous ? C’est malgré moi, je ne me raisonne même pas. Je ressemble à ma mère. « Si la chance des chances, c’est d’avoir pas de chance, qu’elle me disait, je suis servie ! » Je ne l’ai jamais entendue se plaindre. Et pourtant elle a été mariée deux fois, deux ivrognes, une guigne ! Papa était le pire, un veuf avec cinq garçons, des