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JOURNAL

erreur ! Qu’on vende de la droguerie ou des mines d’or, qu’on soit Ford ou un modeste représentant, il s’agit toujours de manier les hommes. Le maniement des hommes est la meilleure école de volonté, j’en sais maintenant quelque chose. Heureusement le pas dangereux est franchi. Avant six semaines, mon affaire sera au point, je connaîtrai les douceurs de l’indépendance. Remarque que je n’encourage personne à me suivre. Il y a des passages pénibles, et si je n’avais eu alors, pour me soutenir, le sentiment de ma responsabilité envers… envers une personne qui m’a sacrifié la situation la plus brillante et à laquelle… Mais pardonne-moi cette allusion au fait qui… » — « Je le connais, lui dis-je. » — « Oui… sans doute… D’ailleurs nous pouvons en parler très objectivement. Tu penses bien que j’ai pris mes dispositions pour t’éviter ce soir une rencontre qui… » Mon regard le gênait visiblement, il n’y trouvait sûrement pas ce qu’il eût souhaité d’y lire. J’avais devant cette pauvre vanité à la torture l’impression douloureuse que j’avais connue quelques jours plus tôt en présence de Mlle Louise. C’était la même impuissance à plaindre, à partager quoi que ce fût, le même resserrement de l’âme. — « Elle rentre d’ordinaire à cette heure-ci. Je l’ai priée de passer la soirée chez une amie, une voisine… » Il a tendu vers moi à travers la table, timidement, un bras maigre, livide, qui sortait d’une manche trop large, il a posé la main