Page:Bernanos - Journal d’un curé de campagne.djvu/342

Cette page a été validée par deux contributeurs.
332
JOURNAL

la vérité, en camarade… Brrr !… — « Il faut mourir peu à peu, balbutiai-je, prendre l’habitude. » — « Des guignes ! Vous avez suivi cet entraînement, vous ? » — « J’ai du moins essayé. D’ailleurs je ne me compare pas aux gens du monde qui ont leurs occupations, leur famille. La vie d’un pauvre prêtre tel que moi n’importe à personne. » — « Possible. Mais si vous ne prêchez rien de plus que l’acceptation de la destinée, cela n’est pas nouveau. » — « Son acceptation joyeuse, » lui dis-je. — « Bast ! L’homme se regarde dans sa joie comme dans un miroir, et il ne se reconnaît pas, l’imbécile ! On ne jouit qu’à ses dépens, aux dépens de sa propre substance — joie et douleur ne font qu’un. » — « Ce que vous appelez joie, sans doute. Mais la mission de l’Église est justement de retrouver la source des joies perdues. » Son regard avait la même douceur que sa voix. J’éprouvais une lassitude inexprimable, il me semblait que j’étais là depuis des heures. — « Laissez-moi partir maintenant, » m’écriai-je. Il a tiré l’ordonnance de sa poche, mais sans me la tendre. Et tout à coup, il a posé la main sur mon épaule, le bras tendu, la tête penchée, en clignant des yeux. Son visage m’a rappelé les visions de mon enfance ! — « Après tout, dit-il, possible qu’on doive la vérité à des gens comme vous. » Il a hésité avant de poursuivre. Si absurde que cela paraisse, les mots frappaient mon oreille sans éveiller en moi aucune pensée. Vingt minutes plus tôt, j’étais entré dans cette maison résigné, j’au-