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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

je n’aurais qu’à prendre l’ordonnance sur la table, que je ne dérangerais personne… Il était là, dans l’embrasure de l’étroite fenêtre, debout, et un pan de son pantalon rabattu, il approchait de sa cuisse une petite seringue dont je voyais luire le métal entre ses doigts. Je ne puis oublier son affreux sourire que la surprise n’a pas réussi à effacer tout de suite : il errait encore autour de la bouche entr’ouverte tandis que le regard me fixait avec colère. — « Qu’est-ce qui vous prend ? » — « Je viens chercher l’ordonnance, » ai-je bégayé. J’ai fait un pas vers la table, le papier ne s’y trouvait plus. — « Je l’aurai remis en poche, m’a-t-il dit. Attendez une seconde. » Il a tiré l’aiguille d’un coup sec et est resté devant moi, immobile, sans me quitter des yeux, la seringue toujours à la main. Il avait l’air de me braver. — « Avec ça, mon cher, on peut se passer de bon Dieu. » Je crois que mon embarras l’a désarmé. — « Allons ! ce n’est qu’une plaisanterie de carabin. Je respecte toutes les opinions, même religieuses. Je n’en ai d’ailleurs aucune. Il n’y a pas d’opinions pour un médecin, il n’y a que des hypothèses. » — « Monsieur le professeur… » — « Pourquoi m’appelez-vous M. le professeur ? Professeur de quoi ? » Je l’ai pris pour un fou. — « Répondez-moi, nom d’un chien ! Vous vous recommandez d’un confrère dont j’ignore même le nom, et vous me traitez de professeur… » — « M. le docteur Delbende m’avait conseillé de m’adresser au professeur Lavigne » — « Lavigne ? Est-ce