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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

tortiller de la prunelle au lieu d’apporter de la paille fraîche à son bœuf, ou d’étriller l’âne. »

Il m’a poussé hors de la pièce par les épaules, et la tape amicale d’une de ses larges mains a failli me faire tomber sur les genoux. Puis nous avons bu ensemble un verre de genièvre. Et tout à coup il m’a regardé droit dans les yeux, d’un air d’assurance et de commandement. C’était comme un autre homme, un homme qui ne rend de compte à personne, un seigneur.

— Les moines sont les moines, a-t-il dit, je ne suis pas un moine. Je ne suis pas un supérieur de moines. J’ai un troupeau, un vrai troupeau, je ne peux pas danser devant l’arche avec mon troupeau — du simple bétail — à quoi je ressemblerais, veux-tu me dire ? Du bétail, ni trop bon ni trop mauvais, des bœufs, des ânes, des animaux de trait et de labour. Et j’ai des boucs aussi. Qu’est-ce que je vais faire de mes boucs ? Pas moyen de les tuer ni de les vendre. Un abbé mitré n’a qu’à passer la consigne au Frère portier. En cas d’erreur, il se débarrasse des boucs en un tour de mains. Moi, je ne peux pas, nous devons nous arranger de tout, même des boucs. Boucs ou brebis, le maître veut que nous lui rendions chaque bête en bon état. Ne va pas te mettre dans la tête d’empêcher un bouc de sentir le bouc, tu perdrais ton temps, tu risquerais de tomber dans le désespoir. Les vieux confrères me prennent pour un optimiste, un Roger Bontemps, les jeunes de ton espèce pour un croquemitaine, ils me