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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

gories dessinées jadis sur leurs écus par quelque clerc maladroit font rêver les maîtres opulents du charbon, de la houille ou de l’acier. Vous ne trouvez pas ça comique ? » — « Non, lui dis-je. » — « Moi, si ! C’est tellement drôle de penser que les gens du monde croient se reconnaître dans ces hautes figures, par-dessus sept cents ans de domesticité, de paresse et d’adultères. Mais ils peuvent courir. Ces soldats-là n’appartenaient qu’à la chrétienté, la chrétienté n’appartient plus à personne. Il n’y a plus, il n’y aura plus jamais de chrétienté. » — « Pourquoi ? » — « Parce qu’il n’y a plus de soldats. Plus de soldats, plus de chrétienté. Oh ! vous me direz que l’Église lui survit, que c’est le principal. Bien sûr. Seulement il n’y aura plus de royaume temporel du Christ, c’est fini. L’espoir en est mort avec nous. » — « Avec vous ? m’écriai-je. Ce ne sont pas les soldats qui manquent ! » — « Des soldats ? Appelez ça des militaires. Le dernier vrai soldat est mort le 30 mai 1431, et c’est vous qui l’avez tué, vous autres ! Pis que tué : condamné, retranché, puis brûlé. » — « Nous en avons fait aussi une Sainte… » — « Dites plutôt que Dieu l’a voulu. Et s’il l’a élevé si haut, ce soldat, c’est justement parce qu’il était le dernier. Le dernier d’une telle race ne pouvait être qu’un Saint. Dieu a voulu encore qu’il fût une Sainte. Il a respecté l’antique pacte de chevalerie. La vieille épée jamais rendue repose sur des genoux que le plus fier des nôtres ne peut qu’embrasser en pleurant.