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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

lescence — non pas ainsi que les noyés repassent leur vie, dit-on, avant de couler à pic, car ce n’était sûrement pas une suite de tableaux presque instantanément déroulés — non. Cela était devant moi comme une personne, un être (vivant ou mort. Dieu le sait !). Mais je n’étais pas sûr de la reconnaître, je ne pouvais pas la reconnaître parce que… oh ! cela va paraître bien étrange — parce que je la voyais pour la première fois, je ne l’avais jamais vue. Elle était passée jadis — ainsi que passent près de nous tant d’étrangers dont nous eussions fait des frères, et qui s’éloignent sans retour. Je n’avais jamais été jeune, parce que je n’avais pas osé. Autour de moi, probablement, la vie poursuivait son cours, mes camarades connaissaient, savouraient cet acide printemps, alors que je m’efforçais de n’y pas penser, que je m’hébétais de travail. Les sympathies ne me manquaient pas, certes ! Mais les meilleurs de mes amis devaient redouter, à leur insu, le signe dont m’avait marqué ma première enfance, mon expérience enfantine de la misère, de son opprobre. Il eût fallu que je leur ouvrisse mon cœur, et ce que j’aurais souhaité dire était cela justement que je voulais à tout prix tenir caché… Mon Dieu, cela me paraît si simple maintenant ! Je n’ai jamais été jeune parce que personne n’a voulu l’être avec moi.

Oui, les choses m’ont paru simples tout à coup. Le souvenir n’en sortira plus de moi. Ce ciel clair, la fauve brume criblée d’or, les