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JOURNAL

honte. Avec Isabelle et Noémie, nous les retrouvons souvent là-haut, par devers la grande butte des Malicorne, la carrière de sable. On s’amuse d’abord à la glissade. C’est moi la plus vaurienne, sûr ! Mais quand ils sont tous partis, je joue à la morte… » — « À la morte ? » — « Oui, à la morte. J’ai fait un trou dans le sable, je m’étends là, sur le dos, bien couchée, les mains croisées, en fermant les yeux. Quand je bouge, si peu que ce soit, le sable me coule dans le cou, les oreilles, la bouche même. Je voudrais que ce ne fût pas un jeu, que je sois morte. Après avoir parlé à Mlle Chantal, je suis restée là-bas des heures. En rentrant, papa m’a claquée. J’ai même pleuré, c’est plutôt rare… » — « Tu ne pleures donc jamais ? » — « Non. Je trouve ça dégoûtant, sale. Quand on pleure, la tristesse sort de vous, le cœur fond comme du beurre, pouah ! Ou alors… (elle a cligné de nouveau les paupières) il faudrait trouver une autre… une autre façon de pleurer, quoi ! Vous trouvez ça bête ?… » — « Non, lui dis-je. » J’hésitais à lui répondre, il me semblait que la moindre imprudence allait éloigner de moi, à jamais, cette petite bête farouche. — « Un jour, tu comprendras que la prière est justement cette manière de pleurer, les seules larmes qui ne soient pas lâches. » Le mot de prière lui a fait froncer les sourcils, son visage s’est retroussé comme celui d’un chat. Elle m’a tourné le dos, et s’est éloignée en boitant très fort. — « Pourquoi boites-tu ? » Elle