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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

étendre roide un bœuf — un gros sang rouge avec une pointe de sang bleu espagnol, juste assez pour le faire flamber. Allons, bref, tu as tes ennuis, j’ai eu les miens — ce ne sont probablement pas les mêmes. Ça peut t’arriver de te coucher dans les brancards, moi j’ai rué dedans, et plus d’une fois, tu peux me croire. Si je te disais… Mais je te le dirai un autre jour, pour le moment tu m’as l’air trop mal fichu, je risquerais de te voir tomber faible. Pour revenir à mon Enfant Jésus, figure-toi que le curé de Poperinghe, de mon pays, d’accord avec le vicaire général, une forte tête, s’avisèrent de m’envoyer à Saint-Sulpice. Saint-Sulpice, à leur idée, c’était le Saint-Cyr du jeune clergé, Saumur — ou l’École de guerre. Et puis, monsieur mon père (entre parenthèses, j’ai cru d’abord à une plaisanterie, mais il paraît que le curé de Torcy ne désigne jamais autrement son père : une coutume de l’ancien temps ?), monsieur mon père avait du foin dans ses bottes et se devait de faire honneur au diocèse. Seulement, dame !… Quand j’ai vu cette vieille caserne lépreuse qui sentait le bouillon gras, brr !… Et tous ces braves garçons si maigres, pauvres diables, que même vus de face, ils avaient l’air toujours d’être de profil… Enfin avec trois ou quatre bons camarades, pas plus, on secouait ferme les professeurs, on chahutait un peu, quoi, des bêtises. Les premiers au travail et à la soupe, par exemple, mais hors de là… des vrais diablotins. Un soir, tout le monde couché, on a grimpé sur