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JOURNAL

médecin, mais c’est un gros homme, son cœur trop gras a cédé tout à coup. Sa femme, accroupie devant l’âtre, faisait tranquillement chauffer une tasse de café. Elle ne se rendait compte de rien. Elle a dit simplement : « Vous avez peut-être raison, il va passer. » Quelque temps après, ayant soulevé le drap, elle a dit encore : « Le voilà qui se lâche, c’est la fin. » Lorsque je suis arrivé avec les Saintes Huiles, il était mort.

J’avais couru. J’ai eu tort d’accepter une grande tasse de café, mêlé de genièvre. Le genièvre m’écœure. Ce qu’affirme le docteur Delbende est vrai, sans doute. Mon écœurement ressemble à celui de la satiété, d’une horrible satiété. L’odeur suffit. J’ai l’impression que ma langue se gonfle dans ma bouche, comme une éponge.

J’aurais dû rentrer au presbytère. Chez moi, dans ma chambre, l’expérience m’a enseigné peu à peu certaines pratiques dont on rirait mais qui me permettent de lutter contre mon mal, de l’assoupir. Quiconque a l’habitude de souffrir finit très bien par comprendre que la douleur doit être ménagée, qu’on en vient souvent à bout par la ruse. Chacune a d’ailleurs sa personnalité, ses préférences, mais elles sont toutes méchantes et stupides, et le procédé qui s’est révélé bon une fois peut servir indéfiniment. Bref je sentais que l’assaut serait dur, j’ai commis la sottise de vouloir lui résister de front. Dieu l’a permis. Cela m’a perdu, je le crains.

La nuit est tombée très vite. Pour comble