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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

épouvantable. Une rigole de vin noir, bourbeux, s’est mise à couler sur les dalles.

— Mon pauvre enfant ! a-t-il dit. Et il répétait : « C’est ainsi… c’est donc ainsi… » d’une voix douce. Je ne comprenais pas encore, je ne comprenais rien, sinon que l’étrange paix dont je venais de jouir n’était, comme toujours, que l’annonce d’un nouveau malheur. — « Ce n’est pas du vin, c’est une affreuse teinture. Tu t’empoisonnes, nigaud ! » — « Je n’en ai pas d’autre. » — « Il fallait m’en demander. » — « Je vous jure que… » — « Tais-toi ! » Il a poussé du pied les débris de la bouteille, on aurait dit qu’il écrasait un animal immonde. J’attendais qu’il eût fini, incapable d’articuler un seul mot. — « Quelle mine veux-tu avoir, mon pauvre garçon, avec un jus pareil dans l’estomac, tu devrais être mort. » Il s’était placé devant moi, les deux mains dans les poches de sa douillette, et quand j’ai vu remuer ses épaules, j’ai senti qu’il allait tout dire, qu’il ne me ferait pas grâce d’un mot. — « Tiens, j’ai raté la voiture de M. Bigre, mais je suis content d’être venu. Assieds-toi, d’abord ! » — « Non ! » fis-je. Et je sentais ma voix trembler dans ma poitrine, ainsi qu’il arrive chaque fois qu’un certain mouvement de l’âme, je ne sais quoi, m’avertit que le moment est venu, que je dois faire face. Faire face n’est pas toujours résister. Je crois même qu’à ce moment, j’aurais avoué n’importe quoi pour qu’on me laissât tranquille, avec Dieu. Mais nulle force au monde ne m’aurait empêché de rester debout. — « Écoute,