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JOURNAL

garçon, je fais ce qui me plaît, viens me voir demain. » — « Ni demain, ni après-demain, ni probablement cette semaine, à moins que… » — « Assez d’à moins que. Viens ou ne viens pas. Tu calcules trop. Tu es en train de te perdre dans les adverbes. Il faut construire sa vie, bien clairement, comme une phrase à la française. Chacun sert le bon Dieu à sa manière, dans sa langue, quoi ! Et même ta tenue, ton air, cette pèlerine, par exemple… » — « Cette pèlerine, mais c’est un cadeau de ma tante ! » — « Tu ressembles à un romantique allemand. Et puis cette mine ! » Il avait une expression que je ne lui avais jamais vue, presque haineuse. Je crois qu’il s’était d’abord forcé pour me parler sévèrement, mais les mots les plus durs venaient seuls maintenant à sa bouche et peut-être s’irritait-il de ne pouvoir les retenir. — « Je ne fais pas ma mine ! » lui dis-je. — « Si ! d’abord tu te nourris d’une manière absurde. Il faudra même que je te parle à ce sujet, très sérieusement. Je me demande si tu te rends compte que… » Il s’est tu. — « Non, plus tard, a-t-il repris d’une voix radoucie, nous n’allons pas parler de ça dans cette cahute. Bref, tu te nourris en dépit du bon sens, et tu t’étonnes de souffrir… À ta place, moi aussi, j’aurais des crampes d’estomac ! Et pour ce qui regarde la vie intérieure, mon ami, je crains que ce ne soit la même chose. Tu ne pries pas assez. Tu souffres trop pour ce que tu pries, voilà mon idée. Il faut se nourrir à proportion de ses fatigues, et la prière doit être à la mesure de nos peines. »