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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

J’ai septante et trois ans, j’ai jamais vu ça de mes yeux. Chacun naît tel ou tel, meurt de même. Nous autres dans la famille, nous sommes d’église. Mon grand-père était sonneur à Lyon, défunte ma mère servante chez M. le curé de Wilman, et il n’y a pas d’exemple qu’un des nôtres soit mort sans sacrements. C’est le sang qui le veut comme ça, rien à faire. » — « Vous les retrouverez tous là-haut, » lui dis-je. Cette fois il a réfléchi longtemps, longtemps. Je l’observais de biais tout en vaquant à ma besogne et j’avais perdu l’espoir de l’entendre de nouveau, lorsqu’il a proféré son dernier oracle d’une voix usée, inoubliable, d’une voix qui semblait venir du fond des âges. — « Quand on est mort, tout est mort, » a-t-il dit.

J’ai feint de ne pas comprendre. Je ne me sentais pas capable de répondre, et d’ailleurs à quoi bon ? Il ne croyait certes pas offenser Dieu par ce blasphème qui n’était que l’aveu de son impuissance à imaginer cette vie éternelle dont son expérience des choses ne lui fournissait aucune preuve valable, mais que l’humble sagesse de sa race lui révélait pourtant certaine et à laquelle il croyait, sans rien pouvoir exprimer de sa croyance, héritier légitime, bien que murmurant, d’innombrables ancêtres baptisés… N’importe, j’étais glacé, le cœur m’a manqué tout à coup, j’ai prétexté une migraine, et je suis parti seul, dans le vent, sous la pluie.

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