Page:Bernanos - Journal d’un curé de campagne.djvu/247

Cette page a été validée par deux contributeurs.
237
D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

tante Premaugis ? » — « Pas du tout. Voilà dix ans qu’elle rêve d’un voyage circulaire en Méditerranée. Je trouve qu’elle a rudement raison de prendre un peu de bon temps. La vie n’était pas si gaie ici, après tout. » M. le comte a pris le parti de se fâcher. — « Bon, bon, tâchez de garder pour vous ces sortes de réflexion. Et qu’est-ce que vous attendez encore ? » — « Le chèque. Votre carnet est dans le secrétaire du salon. » — « Fichez-moi la paix ! » — « À votre aise, papa. Je voulais seulement vous épargner de discuter ces questions avec mademoiselle, qui est bouleversée. » Il a regardé sa fille en face pour la première fois, mais elle a soutenu ce regard avec un air de surprise et d’innocence. Et bien que je ne pusse douter à ce moment qu’elle jouât une affreuse comédie, il y avait dans son attitude je ne sais quoi de noble, une sorte de dignité encore enfantine, d’amertume précoce qui serrait le cœur. Certes, elle jugeait son père, ce jugement était sans appel, et probablement sans pardon, mais non sans tristesse. Et ce n’était pas le mépris, c’était cette tristesse qui mettait le vieil homme à sa merci, car il n’était rien en lui, hélas ! qui pût s’accorder avec une telle tristesse, il ne la comprenait point. « Je vais le signer, ton chèque, fit-il. Reviens dans dix minutes. » Elle le remercia d’un sourire.

— « C’est une enfant très délicate, très sensible, on doit la ménager beaucoup, me dit-il d’un ton rogue. L’institutrice ne la ménageait pas assez. Aussi longtemps que sa mère