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JOURNAL

je pense même qu’elle se trouvait derrière la porte, elle est apparue sur-le-champ. Le visage de M. le comte a changé si vite que je n’en croyais pas mes yeux. Il semblait horriblement gêné. Elle le regardait d’un air triste, avec un sourire, comme on regarde un enfant irresponsable. Elle m’a fait même un signe de la tête. Comment croire à un pareil sang-froid chez un être si jeune ! « Nous avons parlé d’autre chose, M. le curé et moi, dit-elle d’une voix douce. Je trouve que vous devriez lui donner carte blanche, ces chinoiseries sont absurdes. Il faudrait que vous signiez aussi le chèque pour Mlle Ferrand. Souvenez-vous qu’elle part ce soir. » — « Comment, ce soir ! Elle n’assistera pas aux obsèques ? Cela va paraître extraordinaire à tout le monde. » — « Tout le monde ! Je me demande au contraire qui s’apercevra de son absence. Et puis, que voulez-vous ? elle préfère partir. » Ma présence embarrassait visiblement M. le comte, il avait rougi jusqu’aux oreilles, mais la voix de Mademoiselle était toujours si parfaitement posée, si calme, qu’il était impossible de ne pas lui répondre sur le même ton. — « Six mois de gages, reprit-il, je trouve ça exagéré, ridicule… » — « C’est pourtant la somme que vous aviez fixée, maman et vous, lorsque vous parliez de la congédier. D’ailleurs ces trois mille francs — pauvre Mademoiselle ! — suffiront à peine au voyage, la croisière coûte deux mille cinq. » — « Quoi, une croisière ? Je croyais qu’elle allait se reposer à Lille, chez sa