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mieux que moi, discute le prix des cires, et a désigné lui-même d’un trait de plume, sur le plan de l’église, la place exacte où il désire que soit dressé le catafalque. Son visage est pourtant marqué par le chagrin, la fatigue, sa voix même a changé, elle est moins désagréablement nasale que d’habitude, et dans son complet noir très modeste, avec ses fortes chaussures, il ressemble à un riche paysan quelconque. Ce vieil homme endimanché, pensais-je, est-ce donc là le compagnon de l’une, le père de l’autre… Hélas ! nous disons : la Famille, les familles, comme nous disons aussi la Patrie. On devrait beaucoup prier pour les familles, les familles me font peur. Que Dieu les reçoive à merci !

Je suis sûr pourtant que le chanoine de la Motte-Beuvron ne m’a pas trompé. En dépit de ses efforts, M. le comte s’est montré de plus en plus nerveux. Vers la fin, j’ai cru même qu’il allait parler, mais il s’est passé à ce moment une chose horrible. En fouillant dans mon bureau pour y trouver une formule imprimée dont nous avions besoin, j’avais éparpillé des papiers un peu partout. Tandis que je les reclassais en hâte, je croyais entendre derrière mon dos son souffle plus précipité, plus court, j’attendais d’une seconde à l’autre qu’il rompît le silence, je prolongeais exprès ma besogne, l’impression est devenue si forte que je me suis retourné brusquement, et il s’en est fallu de peu que je le heurtasse. Il était debout tout près de moi, très rouge et il me tendait un papier plié en quatre qui