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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

cette paix à genoux. Qu’elle la garde à jamais ! C’est moi qui la lui ai donnée. Ô merveille, qu’on puisse ainsi faire présent de ce qu’on ne possède pas soi-même, ô doux miracle de nos mains vides ! L’espérance qui se mourait dans mon cœur a refleuri dans le sien, l’esprit de prière que j’avais cru perdu sans retour, Dieu le lui a rendu et qui sait ? en mon nom, peut-être… Qu’elle garde cela aussi, qu’elle garde tout ! Me voilà dépouillé, Seigneur, comme vous seul savez dépouiller, car rien n’échappe à votre sollicitude effrayante, à votre effrayant amour.

J’ai écarté le voile de mousseline, effleuré des doigts le front haut et pur, plein de silence. Et pauvre petit prêtre que je suis, devant cette femme si supérieure à moi hier encore par l’âge, la naissance, la fortune, l’esprit, j’ai compris — oui, j’ai compris ce que c’était que la paternité.

En sortant du château, j’ai dû traverser la galerie. La porte du salon était grande ouverte, et aussi celle de la salle à manger où des gens s’affairaient autour de la table et grignotaient des sandwiches en hâte, avant de rentrer chez eux. Telle est la coutume de ce pays. Il y en avait qui au passage d’un membre de la famille, surpris la bouche pleine, les joues gonflées, se donnaient beaucoup de mal pour prendre un air de tristesse et de compassion. Les vieilles dames surtout m’ont paru — j’ose à peine écrire le mot — affamées, hideuses. Mlle Chantal m’a tourné le dos, et j’ai entendu, sur mon passage, comme