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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

comtesse, qui ne m’a jamais appartenu tout entier, m’appartient moins que jamais, ou plus exactement, vient de m’être dérobé pour toujours. Puis-je prévoir quel parti en tireraient l’ignorance, la jalousie, la haine peut-être ? Maintenant que ces atroces rivalités n’ont plus de sens, vais-je risquer d’en réveiller le souvenir ? Et ce n’est pas seulement d’un souvenir qu’il s’agit, je crains qu’elles ne restent encore longtemps vivantes, elles sont de celles que la mort ne désarme pas toujours. Et puis, les aveux que j’ai reçus, si je les rapporte, ne paraîtront-ils pas justifier d’anciennes rancunes ? Mademoiselle est jeune, et je sais, par expérience, combien sont tenaces, ineffaçables peut-être, les impressions de jeunesse… Bref, j’ai répondu à M. le chanoine que Mme la comtesse avait manifesté le désir de voir se rétablir l’entente parmi les membres de sa famille. « Vraiment ? a-t-il dit sèchement. Étiez-vous son confesseur, monsieur le curé ? » — « Non. » Je dois avouer que son ton m’agaçait un peu. — « Je crois qu’elle était prête à paraître devant Dieu, » ai-je ajouté. Il m’a regardé d’un air étrange.

Je suis rentré dans la chambre une dernière fois. Les religieuses achevaient leur chapelet. On avait entassé le long du mur des gerbes de fleurs apportées par des amies, des parents qui n’ont cessé de défiler tout au long du jour et dont la rumeur presque joyeuse remplissait la maison. À chaque instant, le phare d’une automobile éclatait dans les vitres, j’entendais grincer le sable des allées,