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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

que le salut. » — « Madame, lui dis-je, même en ce monde, il suffit d’un rien, d’une pauvre petite hémorragie cérébrale, de moins encore, et nous ne connaissons plus des personnes jadis très chères. » — « La mort n’est pas la folie. » — « Elle nous est plus inconnue en effet. » — « L’amour est plus fort que la mort, cela est écrit dans vos livres. » — « Ce n’est pas nous qui avons inventé l’amour. Il a son ordre, il a sa loi. » — « Dieu en est maître. » — « Il n’est pas le maître de l’amour, il est l’amour même. Si vous voulez aimer, ne vous mettez pas hors de l’amour. » Elle a posé ses deux mains sur mon bras, sa figure touchait presque la mienne. — « C’est insensé, vous me parlez comme à une criminelle. Les infidélités de mon mari, l’indifférence de ma fille, sa révolte, tout cela n’est rien, rien, rien ! » — « Madame, lui dis-je, je vous parle en prêtre, et selon les lumières qui me sont données. Vous auriez tort de me prendre pour un exalté. Si jeune que je sois, je n’ignore pas qu’il est bien des foyers comme le vôtre, ou plus malheureux encore. Mais tel mal qui épargne l’un, tue l’autre, et il me semble que Dieu m’a permis de connaître le danger qui vous menace, vous, vous seule. » — « Autant dire que je suis la cause de tout. » — « Oh ! Madame, personne ne sait par avance ce qui peut sortir, à la longue, d’une mauvaise pensée. Il en est des mauvaises comme des bonnes ; pour mille que le vent emporte, que les ronces étouffent, que le soleil dessèche, une seule pousse des racines. La semence du mal et du bien vole partout. Le