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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

de la puissance que l’illusion des misérables. » — « C’est de la phraséologie. Les misérables se soucient bien de nos affaires de famille ! » — Oh ! madame, lui dis-je, il n’y a réellement qu’une famille, la grande famille humaine dont Notre-Seigneur est le chef. Et vous autres, riches, auriez pu être ses fils privilégiés. Rappelez-vous l’Ancien Testament : les biens de la terre y sont très souvent le gage de la faveur céleste. Quoi donc ! N’était-ce pas un privilège assez précieux que de naître exempt de ces servitudes temporelles qui font de la vie des besogneux une monotone recherche du nécessaire, une lutte épuisante contre la faim, la soif, ce ventre insatiable qui réclame chaque jour son dû ? Vos maisons devraient être des maisons de paix, de prière. N’avez-vous donc jamais été émue de la fidélité des pauvres à l’image naïve qu’ils se forment de vous ? Hélas, vous parlez toujours de leur envie, sans comprendre qu’ils désirent moins vos biens que ce je ne sais quoi, qu’ils ne sauraient d’ailleurs nommer, qui enchante parfois leur solitude, un rêve de magnificence, de grandeur, un pauvre rêve, un rêve de pauvre, mais que Dieu bénit ?

Elle s’est avancée vers moi, comme pour me signifier mon congé. Je sentais que mes dernières paroles lui avaient donné le temps de se reprendre, je regrettai de les avoir prononcées. À les relire, elles m’inquiètent. Oh, je ne les désavoue pas, non ! Mais elles ne sont qu’humaines, rien de plus. Elles expriment une déception très cruelle, très pro-