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JOURNAL

tenait debout, le bras replié sur la tablette de la cheminée, mais sa main s’était crispée autour d’un vieil éventail placé là parmi d’autres bibelots, et je voyais le manche d’écaille éclater peu à peu sous ses doigts. — « Elle ne peut pas souffrir l’institutrice, elle n’a jamais souffert ici personne ! » Je me suis tu. — « Répondez donc ! Elle vous aura raconté que son père… Oh ! ne niez pas, je lis la vérité dans vos yeux. Et vous l’avez crue ? Une misérable petite fille qui ose… » Elle n’a pu achever. Je crois que mon silence, ou mon regard, ou ce je ne sais quoi qui sortait de moi, — quelle tristesse — l’arrêtait avant qu’elle ait pu réussir à hausser le ton et chaque fois elle devait reprendre, bien que tremblant de dépit, sa voix ordinaire, à peine plus rauque. Je crois que cette impuissance, qui l’avait d’abord irritée, finissait par l’inquiéter. Comme elle desserrait les doigts, l’éventail brisé glissa hors de sa paume, et elle en repoussa vivement les morceaux sous la pendule, en rougissant. — « Je me suis emportée, » commença-t-elle, mais la feinte douceur de son accent sonnait trop faux. Elle avait l’air d’un ouvrier maladroit qui essayant ses outils l’un après l’autre, sans trouver celui qu’il cherche, les jette rageusement derrière lui. — « Enfin, c’est à vous de parler. Pourquoi êtes-vous venu, que demandez-vous ? » — « Mlle Chantal m’a parlé de son départ très prochain. » — « Très prochain, en effet. La chose est d’ailleurs réglée depuis longtemps. Elle vous a menti. De quel droit vous opposeriez-vous à… » re-