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JOURNAL

Oh ! vous vous faites de la vie de famille, vous autres prêtres, une idée naïve, absurde. Il suffit de vous entendre — (elle rit) — aux obsèques. Famille unie, père respecté, mère incomparable, spectacle consolant, cellule sociale, notre chère France, et patati, et patata… L’étrange n’est pas que vous disiez ces choses, mais que vous imaginiez qu’elles touchent, que vous les disiez avec plaisir. La famille, monsieur… »

Elle s’est arrêtée brusquement, si brusquement qu’elle a paru ravaler ses paroles, au sens littéral du mot. Quoi ! était-ce la même dame, si réservée, si douce qu’à ma première visite au château, j’avais vue blottie au fond de sa grande bergère, son visage pensif, sous la dentelle noire ?… Sa voix même était si changée que j’avais peine à la reconnaître, elle devenait criarde, traînait sur les dernières syllabes. Je crois qu’elle s’en rendait compte et qu’elle souffrait terriblement de ne pouvoir se dominer. Je ne savais que penser d’une pareille faiblesse chez une femme d’habitude si maîtresse d’elle-même. Car mon audace s’explique encore : j’avais probablement perdu la tête, je me suis jeté en avant, à la manière d’un timide qui pour être sûr de remplir son devoir jusqu’au bout, se ferme toute retraite, s’engage à fond. Mais elle ? Il lui était si facile, je crois, de me déconcerter ! Un certain sourire aurait probablement suffi.

Mon Dieu, est-ce à cause du désordre de ma pensée, de mon cœur ? L’angoisse dont je