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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

morale ! » — « Je ne suis pas un professeur de morale », ai-je dit.

Elle perdait visiblement patience, et j’attendais qu’elle me signifiât mon congé. Elle aurait sûrement souhaité me renvoyer, mais chaque fois qu’elle jetait les yeux sur mon triste visage (je le voyais dans la glace, et le reflet vert des pelouses le faisait paraître encore plus ridicule, plus livide), elle avait un imperceptible mouvement du menton, elle semblait retrouver la force et la volonté de me convaincre, d’avoir le dernier mot. — « Ma fille est tout simplement jalouse de l’institutrice, elle a dû vous raconter des horreurs ? » — « Je pense qu’elle est surtout jalouse de l’amitié de son père. » — « Jalouse de son père ? Et que serais-je, moi ? » — « Il faudrait la rassurer, l’apaiser. » — « Oui, je devrais me jeter à ses pieds, lui demander pardon ? » — « Du moins ne pas la laisser s’éloigner de vous, de sa maison, avec le désespoir dans le cœur. » — « Elle partira pourtant. » — « Vous pouvez l’y forcer. Dieu sera juge. »

Je me suis levé. Elle s’est levée en même temps que moi, et j’ai lu dans son regard une espèce d’effroi. Elle semblait redouter que je la quittasse et en même temps lutter contre l’envie de tout dire, de livrer son pauvre secret. Elle ne le retenait plus. Il est sorti d’elle enfin, comme il était sorti de l’autre, de sa fille. — « Vous ne savez pas ce que j’ai souffert. Vous ne connaissez rien de la vie. À cinq ans, ma fille était ce qu’elle est aujourd’hui. Tout, et tout de suite, voilà sa devise.