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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

attention passionnée) vous rangez-vous parmi les clairvoyants ? » Peut-être voulait-elle me blesser. Mais j’étais bien incapable à cette minute de ressentir aucune offense. Ce qui l’emporte toujours en moi, d’ordinaire, c’est le sentiment de notre impuissance à tous, pauvres êtres, de notre aveuglement invincible, et ce sentiment était alors plus fort que jamais, c’était comme un étau qui me serrait le cœur. « Madame, ai-je dit, si haut que la richesse ou la naissance nous ait placés, on est toujours le serviteur de quelqu’un. Moi, je suis le serviteur de tous. Et encore, serviteur est-il un mot trop noble pour un malheureux petit prêtre tel que moi, je devrais dire la chose de tous, ou moins même, s’il plaît à Dieu. » — « Peut-on être moins qu’une chose ? » — « Il y a des choses de rebut, des choses qu’on jette, faute de pouvoir s’en servir. Et si, par exemple, j’étais reconnu par mes supérieurs incapable de remplir la modeste charge qu’ils m’ont confiée, je serais une chose de rebut. » — « Avec une telle opinion de vous-même, je vous trouve bien imprudent de prétendre… » — « Je ne prétends à rien, ai-je répondu. Ce tisonnier n’est qu’un instrument dans vos mains. Si le bon Dieu lui avait donné juste assez de connaissance pour se mettre de lui-même à votre portée, lorsque vous en avez besoin, ce serait à peu près ce que je suis pour vous tous, ce que je voudrais être. » — Elle a souri, bien que son visage exprimât certainement autre chose que la gaieté, ou l’ironie. J’étais d’ailleurs bien surpris de mon