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JOURNAL

conducteur d’âmes, d’un maître ? Car je devrais être le maître de cette paroisse, et je m’y montre tel que je suis : un malheureux mendiant qui va, la main tendue, de porte en porte, sans oser seulement frapper. Ah ! bien sûr, je n’ai pas refusé la besogne, j’ai fait de mon mieux, à quoi bon ? Ce mieux n’était rien. Le chef ne sera pas seulement jugé sur les intentions ; ayant assumé la charge, il reste comptable des résultats. Et par exemple, en refusant d’avouer le mauvais état de ma santé, faut-il croire que je n’obéissais qu’à un sentiment, même exalté, du devoir ? Avais-je d’ailleurs le droit de courir ce risque ? Le risque d’un chef est le risque de tous.

Avant-hier déjà je n’eusse pas dû recevoir Mlle Chantal. Sa première visite au presbytère était à peine convenable. Du moins aurais-je pu l’interrompre avant que… Mais j’ai agi seul, comme toujours. Je n’ai voulu voir que cet être, devant moi, au bord de la haine et du désespoir ainsi que d’un double gouffre, et tout chancelant… Ô visage torturé ! Certes, un tel visage ne saurait mentir, une telle détresse. Pourtant d’autres détresses ne m’ont pas ému à ce point. D’où vient que celle-ci m’a paru comme un défi intolérable ? Le souvenir de ma misérable enfance est trop proche, je le sens. Moi aussi, j’ai connu jadis ce recul épouvanté devant le malheur et la honte du monde… Dieu ! la révélation de l’impureté ne serait qu’une épreuve banale si elle ne nous révélait à nous-mêmes. Cette voix hideuse, jamais entendue, et qui,