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JOURNAL

dans le fossé, abandonné même des chiens.

Mlle Chantal ne faisait d’ailleurs nullement attention à moi. Elle marchait tête haute à travers les tombes. J’osais à peine la regarder, je tenais sa lettre entre mes doigts et elle jetait parfois les yeux dessus, obliquement, avec une expression étrange. Il m’était difficile de la suivre, chaque pas risquait de m’arracher un cri, et je me mordais cruellement les lèvres. Enfin j’ai jugé que cet entêtement contre la douleur n’allait pas sans beaucoup d’orgueil, et je l’ai priée simplement de s’arrêter une minute, que je n’en pouvais plus.

C’était la première fois peut-être que je regardais un visage de femme. Oh ! bien sûr, je ne les évite pas d’ordinaire, et il m’arrive d’en trouver d’agréables, mais sans partager le scrupule de quelques-uns de mes camarades du séminaire, je connais trop la malice des gens pour ne pas observer la réserve indispensable à un prêtre. Aujourd’hui la curiosité l’emportait. Une curiosité dont je ne puis rougir. C’était, je crois, la curiosité du soldat qui se risque hors de la tranchée pour voir enfin l’ennemi à découvert ou encore… Je me rappelle qu’à sept ou huit ans, accompagnant ma grand’mère chez un vieux cousin défunt et laissé seul dans la chambre, j’ai soulevé le linceul et regardé ainsi le visage du mort.

Il y a des visages purs, d’où rayonne la pureté. Tel avait été sans doute jadis celui que j’avais sous les yeux. Et maintenant il avait