Page:Bernanos - Journal d’un curé de campagne.djvu/172

Cette page a été validée par deux contributeurs.
162
JOURNAL

jadis : on s’habitue à ses yeux, on les croit bons. Maintenant je voudrais les lui arracher, ses yeux, oui ! je les écraserais avec le pied, comme ça ! » — « Parler ainsi, à deux pas du Saint Sacrement, n’avez-vous aucune crainte de Dieu ! — « Je la tuerai, m’a-t-elle dit. Je la tuerai ou je me tuerai. Vous irez vous expliquer de ça, un jour, avec votre bon Dieu ! »

Elle débitait ces folies sans élever la voix, au contraire. Parfois, je ne l’entendais qu’à peine. Je la voyais très mal aussi, du moins je distinguais mal ses traits. Une main posée sur la muraille, l’autre laissant pendre contre la hanche sa fourrure, elle se penchait vers moi et son ombre, si longue sur les dalles, avait la forme d’un arc. Mon Dieu, les gens qui croient que la confession nous rapproche dangereusement des femmes se trompent bien ! Les menteuses ou les maniaques nous font plutôt pitié, l’humiliation des autres, des sincères, est contagieuse. C’est à ce moment-là seulement que j’ai compris la secrète domination de ce sexe sur l’histoire, son espèce de fatalité. Un homme furieux a l’air d’un fou. Et les pauvres filles du peuple que j’ai connues dans mon enfance, avec leurs gesticulations, leurs cris, leur grotesque emphase me faisaient plutôt rire. Je ne savais rien de cet emportement silencieux qui semble irrésistible, de ce grand élan de tout l’être féminin vers le mal, la proie — cette liberté, ce naturel dans le mal, la haine, la honte… Cela était presque beau, d’une beauté qui n’est pas de ce monde-ci ni de l’autre — d’un