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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

l’insolite précision de tels souvenirs, la terreur qu’ils m’inspirent après tant d’années, les rend justement suspects… Soit ! Que les mondains aillent y voir ! Je ne crois pas qu’on puisse apprendre grand’chose des visages trop sensibles, trop changeants, habiles à feindre et qui se cachent pour jouir comme les bêtes se cachent pour mourir. Que des milliers d’êtres passent leur vie dans le désordre et prolongent jusqu’au seuil de la vieillesse — parfois bien au delà — les curiosités jamais assouvies de l’adolescence, je ne le nie pas, certes. Qu’apprendre de ces créatures frivoles ? Elles sont le jouet des démons, peut-être, elles n’en sont pas la vraie proie. Il semble que Dieu, dans je ne sais quel dessein mystérieux, n’ait pas voulu permettre qu’elles engageassent réellement leur âme. Victimes probables d’hérédités misérables dont elles ne présentent qu’une caricature inoffensive, enfants attardés, marmots souillés mais non corrompus, la Providence permet qu’elles bénéficient de certaines immunités de l’enfance… Et puis quoi ? Que conclure ? Parce qu’il existe des maniaques inoffensifs, doit-on nier l’existence des fous dangereux ? Le moraliste définit, le psychologue analyse et classe, le poète fait sa musique, le peintre joue avec ses couleurs comme un chat avec sa queue, l’histrion éclate de rire, qu’importe ! Je répète qu’on ne connaît pas plus la folie que la luxure et la société se défend contre elles deux, sans trop l’avouer, avec la même crainte sournoise, la même honte secrète, et