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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

Goubault, passe pour courir les petites vachères, ne dessoûle pas, et se fichait de lui par-dessus le marché ? Oh ! remarque bien qu’il n’ignorait pas ce dernier trait, non ! Il avait ses raisons, des raisons bien à lui, comme toujours.

— Lesquelles ?

— Que ce Rebattut était le meilleur chasseur qu’il eût jamais rencontré, qu’on ne pouvait pas plus le priver de prendre ce plaisir-là que de boire et de manger, qu’avec leurs procès-verbaux, les gendarmes finiraient par faire de ce maniaque inoffensif un dangereux sauvage. Tout cela mêlé dans sa chère vieille tête à des idées fixes, de véritables obsessions. Il me disait : « Donner des passions aux hommes et leur interdire de les satisfaire, c’est trop fort pour moi, je ne suis pas le bon Dieu. » Il faut avouer qu’il détestait le marquis de Bolbec, et que ce marquis avait juré de faire grignoter Rebattut petit à petit par ses gardes, de l’envoyer à la Guyane. Alors, dame ! »

Je crois avoir écrit un jour dans ce journal que la tristesse semble étrangère à M. le curé de Torcy. Son âme est gaie. En ce moment même, dès que je n’observais plus son visage qu’il tenait toujours levé très haut, très droit, j’étais surpris par un certain accent de sa voix. Elle a beau être grave, on ne peut pas dire qu’elle soit triste : elle garde un certain frémissement presque imperceptible qui est comme celui de la joie intérieure, une joie si profonde que rien ne saurait l’al-