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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

Il ne m’a pas laissé achever ma phrase, son regard impérieux avait comme cloué le dernier mot sur mes lèvres. J’avais beaucoup de mal à ne pas baisser le mien, car je sais qu’il n’aime pas ça. « Les yeux qui flanchent », dit-il. Enfin ses traits se sont adoucis peu à peu, et même il a presque souri.

Je ne rapporterai pas sa conversation. Était-ce d’ailleurs une conversation ? Cela n’a pas duré vingt minutes, peut-être… La petite place déserte, avec sa double rangée de tilleuls, semblait beaucoup plus calme encore que d’habitude. Je me souviens d’un vol de pigeons passant régulièrement au-dessus de nous, à toute vitesse, et si bas qu’on entendait siffler leurs ailes.

Il craint, en effet, que son vieil ami ne se soit tué. Il était très démoralisé, paraît-il, ayant compté jusqu’au dernier moment sur l’héritage d’une tante très âgée qui avait mis récemment tout son bien entre les mains d’un homme d’affaires très connu, mandataire de Monseigneur l’évêque de S…, contre le service d’une rente viagère. Le docteur avait jadis gagné beaucoup d’argent, et le dépensait en libéralités toujours très originales, un peu folles, qui ne restaient pas toujours secrètes et l’avaient fait soupçonner d’ambitions politiques. Depuis que ses confrères plus jeunes s’étaient partagé sa clientèle, il n’avait pas consenti à changer ses habitudes : « Que veux-tu ? Ce n’était pas un homme à faire la part du feu. Il m’a répété cent fois que la lutte contre ce qu’il