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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

ne sont pas toujours les plus inquiétants, les plus graves.

Je crois, je suis sûr que beaucoup d’hommes n’engagent jamais leur être, leur sincérité profonde. Ils vivent à la surface d’eux-mêmes, et le sol humain est si riche que cette mince couche superficielle suffit pour une maigre moisson, qui donne l’illusion d’une véritable destinée. Il paraît qu’au cours de la dernière guerre, de petits employés timides se sont révélés peu à peu des chefs ; ils avaient la passion du commandement sans le savoir. Oh ! certes, il n’y a rien là qui ressemble à ce que nous appelons du nom si beau de conversion — convertere — mais enfin, il avait suffi à ces pauvres êtres de faire l’expérience de l’héroïsme à l’état brut, d’un héroïsme sans pureté. Combien d’hommes n’auront jamais la moindre idée de l’héroïsme surnaturel, sans quoi il n’est pas de vie intérieure ! Et c’est justement sur cette vie-là qu’ils seront jugés : dès qu’on y réfléchit un peu, la chose paraît certaine, évidente. Alors ?… Alors dépouillés par la mort de tous ces membres artificiels que la société fournit aux gens de leur espèce, ils se retrouveront tels qu’ils sont, qu’ils étaient à leur insu — d’affreux monstres non développés, des moignons d’hommes.

Ainsi faits, que peuvent-ils dire du péché ? Qu’en savent-ils ? Le cancer qui les ronge est pareil à beaucoup de tumeurs — indolore. Ou, du moins, ils n’en ont ressenti, pour la plupart, à une certaine période de leur vie,