Page:Bernanos - Journal d’un curé de campagne.djvu/103

Cette page a été validée par deux contributeurs.
93
D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

m’y mêler, que signifie cette interdiction de juger par moi-même ? « M. le comte ne le supporterait pas… » C’est un mot de trop.

Reçu hier une nouvelle lettre de mon ami, un simple mot. Il me prie de vouloir bien retarder de quelques jours mon voyage à Lille, car il doit lui-même se rendre à Paris pour affaires. Il termine ainsi : « Tu as dû comprendre depuis longtemps que j’avais, comme on dit, quitté la soutane. Mon cœur, pourtant, n’a pas changé. Il s’est seulement ouvert à une conception plus humaine et par conséquent plus généreuse de la vie. Je gagne ma vie, c’est un grand mot, une grande chose. Gagner sa vie ! L’habitude, prise dès le séminaire, de recevoir des supérieurs, ainsi qu’une aumône, le pain quotidien ou la platée de haricots fait de nous, jusqu’à la mort, des écoliers, des enfants. J’étais, comme tu l’es sans doute encore, absolument ignorant de ma valeur sociale. À peine aurais-je osé m’offrir pour la besogne la plus humble. Or, bien que ma mauvaise santé ne me permette pas toutes les démarches nécessaires, j’ai reçu beaucoup de propositions très flatteuses, et je n’aurai, le moment venu, qu’à choisir entre une demi-douzaine de situations extrêmement rémunératrices. Peut-être même à ta prochaine visite pourrais-je me donner le plaisir et la fierté de t’accueillir dans un intérieur convenable, notre logement étant jusqu’ici des plus modestes… »

Je sais bien que tout cela est surtout puéril, que je devrais hausser les épaules. Je ne