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que tu rencontres, parmi tes professeurs, un autre grand ami, un autre curé de Mégère…

L’enfant écoutait toujours, sans émotion apparente, mais ses mâchoires serrées, le frémissement de ses paupières dénonçaient au regard expert du juge l’angoisse intérieure qu’une frêle volonté tendue à se rompre ne maîtriserait bientôt plus, qui éclaterait tout à l’heure en sanglots convulsifs. Il tourna le dos à sa victime, ouvrit les persiennes. Un jour triste entra dans la pièce, avec l’odeur écœurante du jardin.

– Que dois-je faire ? dit enfin le clergeon d’une voix encore ferme mais si basse que le juge put feindre aisément de ne pas l’entendre.

Et un moment après il sentit sur son poignet le frôlement d’une main glacée.

– Que dois-je faire ? monsieur, reprit l’enfant vaincu.

– Tout dire, répliqua le juge avec douceur. Où est-il ?

– Je ne sais pas.

– Nous discuterons de cela plus tard. Au moins savais-tu qu’il allait quitter Mégère ?

– Non.

– Tu mens. Pourquoi aurais-tu graissé ta bicyclette dès le début de l’après-midi ?

– Parce qu’il m’avait demandé de la tenir prête. Je devais aller faire la course moi-même.

– Quelle course ?

– Porter une lettre, un paquet, je suppose, enfin rien de bien lourd puisqu’il n’a même pas voulu que je répare mon porte-bagage. À la brune je suis venu avec la machine jusqu’à la mare ; je l’ai laissée là, contre un arbre. Je croyais revenir tout de suite, mais M. le curé m’a fait entrer dans sa chambre, et nous avons parlé comme d’habitude tranquillement…

– De quoi ?

– Oh ! de tout. Je ne comprends pas toujours ce qu’il dit, mais ça suffit qu’il vous regarde, de ce regard qu’il a, si doux qu’il fait peur. Je l’ai supplié de me garder, de m’emmener avec lui, n’importe où. Alors il est devenu très pâle, il m’a répondu des choses que je n’entendais pas bien parce qu’il tenait ma tête serrée contre sa poitrine. Puis nous sommes sortis dans le jardin, nous avons été jusqu’au bout de la grande pâture, entre les deux grands peupliers, d’où l’on voit la place