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DEUXIÈME PARTIE

I



L’unique hôtel de Mégère emprunte son nom aux vieux arbres rangés devant sa façade, et dont les branches, savamment taillées, s’enchevêtrent pour lui faire, la saison venue, un bizarre mur de feuillage, hissé sur quatre troncs d’un vert pâle et, même au cœur de l’été, comme hivernal. D’ailleurs l’hôtel des Quatre-Tilleuls n’a guère d’hôtel que le nom. Mme Simplicie et ses deux filles quinquagénaires donnent tous leurs soins au beau magasin d’épicerie qu’elles tinrent jadis des libéralités d’un très vieux monsieur, notaire révoqué disait-on, et que les anciens du pays se souviennent d’avoir rencontré bien des fois, tordu plus qu’un cep dans sa longue redingote de drap soyeux, les mains crispées à deux cannes jumelles au bec d’ivoire, mais l’œil vif, la bouche nerveuse toujours humide, aussi vermeille que celle d’un petit enfant, et comme flamboyante dans un visage mort. En prenant de l’âge, Mme Simplicie a fini par ressembler à cet octogénaire suspect, depuis longtemps sous la terre. Les trois femmes, dont l’avarice est fameuse, occupaient bourgeoisement jadis toute la maison que la sollicitude notariale avait garnie d’un grand nombre d’armoires à glace en palissandre et de meubles d’acajou massif, couverts de reps. L’avarice, ainsi qu’un jeune animal encore inconscient de sa force et de son appétit, grandit d’abord paisiblement là même où elle était née – la pièce fraîche, obscure, presque tout entière remplie par un coffre-fort aux flancs énormes. Puis elle en était sortie un jour, faisant reculer devant elle pas à pas, ses trois victimes, réduites aujourd’hui à la possession d’une