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moi. Que me veut-on ? Oui, que veut-on que je sache d’un crime commis dans un pays inconnu de moi, sur une malheureuse personne dont, il y a deux semaines, j’ignorais jusqu’à l’existence ? La victime est morte. Un autre juge que vous a reçu l’aveu du criminel et, je l’espère, son repentir. Le mal commis est donc irréparable, et la société ne saurait même plus s’en venger sur son auteur. Alors ? J’aurais cru que la justice classait rapidement ces sortes d’affaires.

– Je voudrais que le problème fût aussi simple…

– Évidemment, il ne l’est plus, si l’on sort du domaine des faits pour entrer dans celui des mobiles que nous appelons, nous, les intentions. Et ce domaine est pratiquement illimité.

– Justement. Voyez-vous, reprit le magistrat, nous savons réellement très peu de chose sur les différentes personnes mêlées à ce drame, en apparence banal. On ignore trop, dans le public, quelles difficultés nous rencontrons, dès qu’il s’agit de rassembler sur tel et tel les renseignements nécessaires pour dégager l’individu réel, concret, de cette apparence sociale qui peut varier si curieusement aux diverses époques de la vie. On enseigne que le corps humain se renouvelle tout entier, jusqu’à la dernière cellule, en une dizaine d’années. Il ne faut pas un délai plus long pour changer socialement de peau. Ainsi le monde est plein de vieux hommes ou de vieilles femmes dont le passé ne se remonte pas. Les registres d’état civil ou les études notariales fournissent bien quelques points de repère, mais que valent-ils pour permettre d’apprécier certaines existences trop longues, et dont tous les témoins sont morts ?… Hé bien, il y a dans cette affaire pas mal de gens peu… peu déchiffrables. La victime d’abord. Cette dame de Mégère, ici, n’est-ce pas, elle faisait déjà comme partie du paysage. On ne la voyait même pas vieillir ; les très vieilles gens ne vieillissent plus. Il faut un peu de réflexion pour l’imaginer ailleurs… au Caire, par exemple, où elle habitait encore il y a douze ans… Un peu plus tôt, je dois dire, on l’aurait trouvée à Auteuil, dans une pension de famille très chic… Un peu plus tôt encore, à Vence.

Et savez-vous en quel endroit de la terre elle a dû apprendre la première nouvelle de la déclaration de guerre de 1914 ? À Ceylan, cher ami. Des palaces, oui ! Des pensions de famille tant qu’on voudra, mais de famille point… L’héritière est une arrière-petite-nièce du mari.