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– Non, m’sieu, dans le parc quand je vas chercher le lait à la ferme.

– Rendez-vous hier soir ?

– Oui, m’sieu.

– Dites donc, s’écria le procureur décidément hors de lui, est-ce que vous vous fichez de moi ?

La petite soutint son regard avec une assurance tranquille, et le juge d’instruction estima aussitôt indispensable d’essuyer plus soigneusement que jamais le verre de son binocle terni par la buée.

– Assez pour aujourd’hui, conclut le procureur redevenu paternel. Vous remercie votre franchise. Pouvez disposer. Sacrée mâtine, fit-il à l’oreille de son subordonné. Je vous raconterai un jour…

Mais l’apparition du curé de Mégère au haut du perron les tira d’embarras tous les deux. Le jeune prêtre s’avançait de son pas silencieux, clignant des paupières, ébloui par le jour.

– Messieurs, dit-il, je vous demande la permission de me retirer.

Son ton était celui d’un homme à bout de forces et il y avait dans toute sa personne un air de renoncement, d’abandon.

Il s’inclina distraitement devant le procureur, cherchant le regard du juge qui répondit par un signe imperceptible.

– Vous permettez ? J’accompagne monsieur le curé quelques pas.

– De quoi s’agit-il ? Qu’est-ce qui se passe ?

– Je crois que je puis avoir confiance en vous, murmura le prêtre sur le même ton. Je désirerais vous parler. Je ne quitterai pas mon presbytère aujourd’hui.

Il respirait difficilement, pressant son mouchoir entre ses lèvres. Le juge admira ses mains soignées, aux longs doigts, – des mains d’évêque. Entre deux quintes de toux, le prêtre ajouta :

– Je me sens très mal.

Mme Louise avait recouvert le cadavre d’un voile de gaze, mais le sourire de la vieille dame n’en paraissait que plus ironique. Sa bouche sans dents, effondrée par la contraction musculaire, ne faisait entre la pointe du nez et celle du menton qu’une poche d’ombre encore approfondie par la double et