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Ils l’avaient traîné jusqu’au pied du rocher. Sa nuque et ses épaules reposaient sur la paroi moussue. La terre dégelée laissait couler goutte à goutte une eau boueuse qui ruisselait le long de ses joues dont le creux livide s’approfondissait sans cesse.

– Malheureux, dit le maire, y a-t-il du bon sens à manier un blessé pareil ! Les frères se regardèrent avec embarras comme s’ils allaient parler, mais ils se turent.

– Vous auriez pu au moins essayer de le panser. Voyons, Louis, toi qu’as fait la guerre…

– On a essayé, dit le second des Heurtebise.

Dans ses poings, crispés, ramenés sur sa poitrine, l’agonisant tenait le mouchoir de Jean-Louis, et il fixait maintenant cette proie de ses yeux effrayants, aussi vides que ceux d’un mort. Le garçon expliqua, en un flot de paroles confuses, qu’il le lui avait arraché des mains.

– Essayez un peu de le lui prendre, il grince des dents comme un rat.

Mais le maire ne semblait pas pressé de renouveler l’expérience. L’idée absurde que l’homme qu’il avait sous les yeux n’était réellement qu’un cadavre ranimé par on ne sait quelle force mystérieuse venait de s’emparer de lui, et il résistait presque désespérément au désir morbide de faire partager cette conviction aux deux gars qui, surpris de son silence, échangeaient déjà entre eux des regards ironiques. Il demanda sournoisement :

– C’est-il possible qu’un homme tienne en vie, arrangé comme ça ? Regarde sa poitrine, Heurtebise, elle est déjà toute bleue.

– Sûrement qu’il n’ira pas loin. On devrait l’interroger maintenant ou jamais.

– L’interroger ! comment veux-tu que j’interroge ça ? Il n’a pas plus de connaissance à ct’heure qu’un vrai mort.

– Savoir… Il y a cinq minutes, il marmottait encore, pas, Louis ?

La visible terreur du maire lui rendait courage. Il cracha dans ses mains.

– Allons-y ! Pas besoin de s’en faire pour un assassin, il ne s’est pas tant gêné avec la vieille dame, hein ?