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– Autant voir, conclut-il. Et si nous ne voyons rien de suspect, parole, mes fieux, je vous remmène. Il n’y aurait pas de bon sens à réveiller ces gens-là.

Il montre d’un geste large la maison qu’un bref éclair de sa lampe vient de parcourir encore de haut en bas. C’est un grand cube de pierre, d’une tristesse que ne réussit à égayer nulle saison, toujours la même sous le soleil ou l’averse, au centre de son jardin dévasté. Mais les habitants de Mégère ont pris l’habitude de la voir renaître chaque matin, au flanc de la haute colline, parmi ses arbres dépouillés, dans une brume rose répandue brusquement, et qui se décolore aussi vite. Mme Beauchamp, qui l’habite depuis une dizaine d’années, est la veuve d’un officier de marine, une vieille petite femme vêtue de noir, chaussée de noir, gantée de noir, aux yeux bleus fanés, un peu railleurs. Elle y vit en compagnie d’une ancienne religieuse sécularisée de Notre-Dame-de-Sion, venue des Flandres, qui lui sert de gouvernante, et passe aux yeux des familiers pour une parente. Philomène, la petite bonne de quinze ans, fille d’un pauvre journalier de Mégère, recueillie par charité à la sortie d’un café suspect de Grenoble, couche sous les combles. Mme Beauchamp a peu de relations, mais choisies. On raconte qu’elle a été très belle, que son mari l’adorait, et qu’elle a fait avec lui le tour du monde.

L’autre côté du parc est un peu moins broussailleux mais fort escarpé. Le chemin, coupé de ravines profondes, qui le partage en deux tronçons de largeur inégale, serpente d’abord à travers un maigre taillis pour descendre presque à pic vers la route de Dombasle à Filière. C’est dans ce chemin que s’engage le maire. Les deux fils Heurtebise fouillent les buissons à sa droite, le garde un peu plus loin, à sa gauche. Sur les hautes cimes des ormes, une bande de corneilles, réveillées par le bruit, battent lourdement des ailes, sans oser prendre leur essor dans le ciel ténébreux. Une pluie de brindilles sèches crépite sur l’épais tapis de feuilles mortes.

– L’assassin doit s’être perché là-haut, sûr, dit le maire à mi-voix. Faut croire que notre curé n’a pas entendu souvent leur chanson, pas vrai, Firmin ?

Le ciel pâlit vers l’est, donne déjà l’illusion de l’aube. La route de Dombasle est maintenant visible à leurs pieds. Une