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– Écoutez, ma fine, pourquoi ne s’arrangerait-on pas cette nuit, nous deux, gentiment ? J’ai un peu de jambon fumé dans la cave et nous ferons des grogs bien chauds, bien sucrés… Voyez-vous ça, la langue vous en démange déjà… Dites pas non.

La fille l’écoutait les yeux brillants, avec un singulier petit rire dans la gorge.

– Et qu’est-ce qu’elle penserait, ma tante, mams’elle Céleste ? Justement qu’elle m’attendait ce soir pour mettre notre boisson en bouteilles. Mais… Mais attendez, on peut encore s’entendre, je m’en vas vous poser mes conditions.

– Quelles conditions ? demanda la vieille d’une voix soupçonneuse. Faut pas vous moquer de moi, ma fine !

La sonneuse avait déjà posé la main sur la poignée de la porte.

– La pipe, dit-elle en éclatant d’un rire forcé qu’elle prolongea bien au-delà du temps nécessaire, je veux fumer la pipe du mort !

Elle fit quelques pas vers la table, sautant d’un pied sur l’autre, tantôt riant à grand bruit, tantôt fronçant les lèvres, comme si elle eût déjà tenu dans sa bouche cette pipe extraordinaire. La vieille essayait gauchement de partager sa gaieté, sans réussir à donner à ses traits une autre expression que celle d’une terreur servile, que trahissait d’ailleurs aussi, à chaque nouveau regard de la fille vers l’assiette à fleurs, le geste involontaire, vite réprimé, des deux petites mains grises.

– C’est pas sérieux, voyons, mams’elle Phémie, soupira-t-elle humblement. Je vous répète : qu’est-ce que vous diriez d’un bon grog tout de suite ? Je vas faire chauffer l’eau.

Mais la sonneuse finit par s’arrêter à bout de souffle, et nouant son fichu sur la poitrine :

– Non, vrai, mams’elle Céleste, j’peux pas laisser ma tante dans l’embarras… À moins que…

Les yeux brillaient de malice, et elle évitait exprès le regard de la servante.

– Si le vent ne fraîchit pas trop, je viendrai peut-être vous réveiller cette nuit, pour l’histoire de rire, dit-elle.

– Alors vous resterez à la porte, ma fine, riposta la vieille désespérée, je n’ouvre à personne. À personne ! entendez-vous ! cria-t-elle encore une fois du haut de l’escalier. À pers...