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semaines, depuis que la trahison lui était apparue certaine et qu’était entrée en elle, au plus profond de ses entrailles, la conviction d’avoir à lâcher un jour ou l’autre sa jeune proie, semblait elle-même s’éteindre, faute d’aliment. L’obscure fierté d’avoir joué jusqu’au bout, de jouer au-delà de la mort, un rôle extraordinaire, fait à sa mesure, à la mesure de sa puissance de dissimulation et de mensonge, l’emportait sur tout autre sentiment. Ce rôle, les circonstances le lui avaient imposé sans doute, car s’étant trouvée de nouveau face à face – deux fois dans le même jour – avec l’infortuné prêtre, et reconnue, il ne lui restait pas d’autre chance d’échapper – provisoirement du moins – au désastre où elle eût entraîné sa mère et son amie toujours chérie. Mais enfin, elle avait tenu l’impossible gageure. Et aucun raisonnement n’eût été capable d’abattre en ce moment sa fierté : car elle ignorerait toujours, elle n’aurait pu comprendre, elle n’eût jamais voulu convenir que, croyant tout devoir à son énergie et à sa ruse, elle avait réellement vécu tout éveillée un sinistre cauchemar, où de plus lucides eussent reconnu une à une les images aberrantes nées du remords maternel, cette obsession du prêtre, de ses manières, de son langage qui avait empoisonné tant d’années la conscience bourrelée de l’ancienne religieuse.

Elle descendit du remblai, fit quelques pas, s’assit lentement sur les rails, puis dépliant son journal, l’étendit avec un sourire à la place même où elle allait poser sa tête. Et sa joue se posa comme d’elle-même sur le titre, imprimé en lettres grasses, d’un simple fait divers dont les lecteurs du Courrier de Bayonne prenaient sans doute à la même heure connaissance, mais qu’elle ne devait jamais lire.

ACCIDENT, CRIME, OU SUICIDE ?

« On a retrouvé hier dans la Bidassoa, le cadavre défiguré d’un jeune garçon d’une quinzaine d’années que le courant a sans doute roulé sur une grande distance, et dont on désespère de pouvoir établir l’identité. »