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séparer tout à fait. Après avoir ainsi connu vingt foyers de hasard – les pauvres maisons paysannes où sa mère allait la visiter en grand mystère – la malheureuse enfant dut courir encore d’école en école jusqu’au jour où – Évangeline avait alors dix-sept ans – l’ancienne religieuse laissa échapper son secret. Elles ne devaient se revoir que dix ans plus tard, à Mégère.

D’un geste machinal, elle éleva son poignet à la hauteur de ses yeux, se rappela soudain qu’elle avait jeté sa montre, et son cœur se serra tandis qu’elle jetait un regard vers l’horizon gris d’où s’élèverait bientôt le panache de fumée qui allait fixer son destin. Mégère !… Au souvenir de l’aventure incroyable, elle eut ce furtif sursaut d’attention qu’éveille en vous le titre d’un livre lu jadis, et qui vous a passionné. Rien de plus. Le meurtre de la vieille dame n’était pour elle, à ce moment, qu’une sorte d’accident presque négligeable, une péripétie sans grand intérêt au regard de ce qui l’avait suivi. Elle n’avait d’ailleurs pas prémédité ce crime, ou si peu. Parmi tant de mensonges, un passage de la lettre qu’elle venait d’écrire n’exprimait que la vérité, si invraisemblable qu’elle fût. C’était réellement Mme Louise qui, désespérant d’arracher à sa maîtresse plus qu’un legs médiocre et banal, avait rêvé de placer sa fille auprès de l’héritière. Ainsi croyait-elle lui assurer pour longtemps, pour toujours peut-être, cette sécurité qu’elle avait poursuivie elle-même sans l’atteindre. Il était peu probable, en effet, que la faible orpheline échappât jamais au pouvoir de la femme audacieuse et lucide qui avait forcé sa solitude. Mais c’est l’héritage lui-même qui avait failli tomber en d’autres mains ! L’ancienne religieuse prévenue par l’homme d’affaires même de l’archevêché, principal artisan de l’intrigue, s’était efforcée d’obtenir de sa fille qu’elle tentât, au nom, bien qu’à l’insu, de la petite-nièce, une démarche désespérée dont elle eût pu attendre la réconciliation des deux femmes, si éloignées l’une de l’autre par l’âge, les habitudes, une ignorance réciproque de leur véritable nature et un orgueil démesuré… Le seul hasard avait fait le reste.

Non ! elle n’éprouvait décidément aucun remords de ce crime fortuit. L’atroce jalousie qui la déchirait depuis des