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simple essai de vie commune, votre regard exprimait déjà cette crainte et depuis… Combien de fois m’avez-vous dit : « Je ne sais rien de toi, de ton passé. » Mais qu’aviez-vous besoin de savoir ? Notre sécurité, notre repos, notre bonheur étaient justement au fond, au plus profond de ce secret où je vous entraînais peu à peu. Appelez-le, si vous voulez, mensonge, qu’importe ! Quand nous aurions couru le monde, les sleepings, les palaces, mené cette vie errante, quotidienne – la fuite sans but, complice de tant d’amours, nous aurait-elle plus séparées des hommes que les murs de votre petite maison, ces murs qu’un enfant eût escaladés sans peine ? Notre maison !… D’autres que moi vous en eussent arrachée. Mais je savais, moi, que les joies les moins attendues, celles qui nous semblent comme tombées du ciel, un peu hagardes, ainsi que des cygnes sauvages, ont été longtemps couvées en nous, à notre insu. L’ennui, le médiocre ennui, haï de tous, l’ennui qu’on croit stérile est l’humus profond, gras et noir, où longtemps d’avance, le hasard sème le grain d’où germera la joie. Osez dire que nous aurions connu la nôtre ailleurs que dans cette ville sordide, où vous aviez bâillé dix ans auprès d’un vieil homme dévot, entre ces prêtres et ces nonnes, au son de la cloche des Dames de la Repentance avec son joli timbre si doux, si pur ?… Oui, rien ne semblait changé, en apparence, à votre ancienne vie, sinon que je la partageais avec vous… Nous étions seules, tout à fait seules, d’une solitude miraculeuse que nous aurions inutilement cherchée à des milliers de lieues au-delà des mers. Car jour et nuit veillait à notre porte la plus vigilante et la plus sûre des sentinelles : cette fausse image que le monde se formait de nous… « Comme vous aimez le mensonge ! » me disiez-vous. Oui, j’ai aimé le mensonge. Non pas ce mensonge utilitaire, cette forme abjecte du mensonge qui n’est qu’un moyen de défense comme un autre, employé à regret, honteusement… J’ai aimé le mensonge, et il me l’a bien rendu. Il m’a donné la seule liberté dont je pouvais jouir sans contrainte, car si la vérité délivre, elle met à notre délivrance des conditions trop dures à mon orgueil, et le mensonge n’en impose aucune. Seulement il finit par tuer. Il me tue.

« C’est tout de même quelque chose d’avoir échappé tant d’années à la sinistre curiosité des hommes, à toutes les sollicitudes carnassières auxquelles les faibles abandonnent leur