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mon expérience : si vous prétendez lutter seul, le dénouement m’est connu d’avance : la lettre vous tuera. Interrogez-vous, monsieur, pesez vos chances. Vous déciderez alors, soit de vous mettre sous la protection de vos supérieurs, qui ne vous le feront pas payer trop cher, je l’espère, soit…

Il interrogea un moment l’horizon gris, derrière lequel un pic inconnu, touché par un dernier rayon de soleil explosa tout à coup, jeta dans l’espace un éclair fulgurant, une sorte d’appel lumineux, s’éteignit.

– Disparaître de nouveau, conclut le prêtre à voix basse. La sympathie que vous m’inspirez…

Mais il n’acheva pas. Le visage du curé de Mégère venait de se plisser de bas en haut, parut se froncer tandis que les yeux mi-clos ne laissaient passer qu’un trait oblique. Il ressemblait à celui d’un chat.

– Ne parlez pas de sympathie, fit-il. J’attendais le mot, le mot seulement, car la chose était déjà venue. Elle vient toujours. Parce que vous l’avez sentie naître en vous dès le premier regard, n’est-ce pas ? Que ne l’avez-vous ravalée ! Mais vous ne l’auriez pas pu. J’éveille la sympathie – quelle expression ignoble ! – je pense l’avoir éveillée dès le berceau, bien avant de savoir ce que c’était. Le sais-je même encore aujourd’hui ? Car j’ai subi cette fatalité sans la comprendre. Vous n’êtes certes pas un homme ordinaire, monsieur, peut-être finiriez-vous par me haïr ? Mais je n’ai plus le temps ni le courage de courir cette dernière chance. Mieux vaut que nous en restions là, vous et moi.

– Je ne pourrais vous haïr, dit le prêtre d’une voix sourde. Je ne me permettrais pas de vous plaindre. Pour quelque cause que ce soit, vous vous trouvez en ce moment à l’extrême limite de vos forces. Quand l’équilibriste est sur sa corde raide, au passage le plus difficile, on retient son souffle, on se tait.

Le curé de Mégère le regarda, d’un air surpris.

– Votre comparaison n’est pas mauvaise, dit-il.

Il tourna le dos, fit quelques pas, et resta longtemps immobile, tête basse, puis il revint brusquement vers le prêtre.

– Je suis à la disposition de M. Frescheville, fit-il. Qu’il vienne ici quand il voudra. Je ne sors jamais.

Au premier regard, la soupente lui parut vide, et il dut pousser la lucarne pour apercevoir son petit compagnon,