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docteur, j’ai remarqué depuis longtemps qu’à toute affaire un peu… originale… correspond, – je n’ose pas dire un type humain bien déterminé, non ! – mais enfin…

– Par exemple !

– Entendons-nous : vous ne refuserez pas d’admettre qu’il puisse exister entre des individus plus ou moins liés par le même secret, les mêmes mensonges, une certaine ressemblance – ce que les bonnes gens appellent un air de famille !

– L’air de famille, c’est tout, et ce n’est rien, ça échappe aux classifications ordinaires, il faut plus que de l’œil pour le reconnaître, un don… une faculté. J’ai ainsi une vieille parente un peu folle qui repère jusqu’à des cousinages éloignés.

– Bon. Mais, permettez : une photographie de qui ? de quoi ?

– D’une jeune fille de douze, quatorze ans peut-être, pas davantage… Une pensionnaire, avec sa natte sur l’épaule dans une méchante robe de serge, à col blanc… Seulement… Une grimace des lèvres, un regard – et ce je ne sais quoi dans le front !

– Nous n’oublions jamais ces têtes-là, nous autres. Bref, je me suis dit : « Je la retrouverai ! »

– Vous l’avez retrouvée ?

– En chair et en os, mon vieux. Elle sort d’ici.

– Ça, par exemple, Frescheville ! Même inspiré chaque nuit par des songes, vous n’allez pas me faire croire que vous êtes, du premier coup, capable de retrouver sans hésiter, sous les espèces d’une femme de trente, une fille de douze ans ! Et qui vous prouve que la fameuse photo appartienne au curé de Mégère ? Vous seriez joliment surpris d’apprendre que la pensionnaire mystérieuse est une parente de Mme Céleste, ou même de l’ancien curé ?…

– Sans doute, sans doute, répliqua le petit juge. (Il cherchait fébrilement son mouchoir sous le traversin, et de guerre lasse finit par éponger d’un coin du drap son crâne rose.) Mais alors, pourquoi – comment expliquerez-vous – qu’elle me l’ait si adroitement escamotée, cette photographie, notre demoiselle de Châteauroux ?… Car j’avais posé l’objet là, sur ma table, juste assez en vue pour qu’on le remarquât, et suffisamment caché pour qu’on pût l’observer à loisir, même à travers les cils, comprenez-vous ? Hé bien, le temps de perdre connaissance – oh ! quelques secondes à peine – je