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– Et après ? Elle ne va pas le manger ? Voyez-vous, Grignolles, je connais Frescheville depuis presque aussi longtemps que vous. C’est un bonhomme très fort, avec son air rondouillard et son sacré bête de nez à la Roxelane. Mais il se croit encore plus fort, comprenez ? Ça le perdra. D’ailleurs, je ne l’ai pas vue ici, votre héritière… Dites donc, Simplicie, personne n’est venu pour Frescheville ?

La vieille fille glissa vers l’inspecteur un regard oblique.

– Sûr qu’on est venu, fit-elle de sa voix aigre. On est venu, et on revient. Tenez, la voilà au bout de la place. M. le juge avait dit six heures. Faut toujours savoir ce qu’on veut.

Elle tourna le dos et s’enfonça de nouveau dans les ténèbres de la boutique où elle attendait depuis tant d’hivers elle ne savait quoi – heur ou malheur – entre les barils de saurets.

L’héritière avançait à petits pas, visiblement intimidée par l’hypocrite solitude de la petite place vers laquelle convergent de toutes parts les rayons flamboyants des vitres. Après un dernier arrêt devant le ruisseau boueux, elle cessa d’hésiter, se dirigea droit vers la porte de l’hôtel.

– Mademoiselle, commença Grignolles, je suis chargé par M, le juge d’instruction Frescheville…

Il reculait doucement, cherchant sournoisement à se placer lui-même à contre-jour, mais elle continuait de lui faire face. Derrière le voile baissé à peine distinguait-il son regard.

– Monsieur ?… dit-elle.

– Grignolles, inspecteur de la brigade de Lyon.

Elle glissa doucement une de ses mains jusqu’à son front, découvrit un visage pensif, aux yeux myopes.

– Je venais voir M. le juge, fit-elle.

Son accent n’était pas celui du reproche, mais d’un étonnement poli. Néanmoins il embarrassa l’inspecteur.

– M. le juge est malade, interrompit-il presque grossièrement. Je crois qu’il vous faudra remettre votre visite à demain, ou plus tard peut-être.

– Je dois quitter Mégère demain soir, reprit-elle. Certaines formalités me sont trop désagréables à remplir dans… dans certaines circonstances… Bref, il me semble que je dois à la mémoire de ma tante…

Elle n’acheva pas, posant sur ses lèvres, avec une toux discrète, sa main gantée de noir.